L' étrange Aventure
de
L'ARMÉE DE BRETAGNE


une page d'histoire

Le drame politique de l'Armée de Bretagne

Direction Conlie...

Voici l'avant-propos de l'ouvrage de Camille le Mercier d'Erm

L' étrange Aventure de L'Armée de Bretagne (Ed. de l'Hermine)


(avant-propos)

C'est un obscur et émouvant chapitre de << l’ Année Terrible >>, presque oublié déjà, sans d’ ailleurs avoir jamais été parfaitement connu, que l’ auteur de cette étude a entrepris de mettre aujourd’hui en lumière.

Nous avons évoqué dans ces pages l’ affaire du Camp de Conlie, de tragique mémoire, Kerfank, << Ville de Boue >> , comme l’ avaient appelé les Bas-Bretons, au temps de la grande épreuve... << Ville de fange >>, en effet, où devaient sombrer, sous l’ action dissolvante des pluies d’ hiver, de la boue implacable, du froid, de l’ inaction et de la nostalgie, toute la force morale d’ une armée sans armes, toute l’ énergie naturelle de ces 80.000 BRETONS, accourus des champs et de l’ atelier à l’ appel d’ un homme de leur race.

Conlie ! Kerfank ! l’ Armée de Bretagne ! ... Que sait-on communément encore de cette singulière aventure ? ... Chez nous, assez peu de chose. Au dehors, à peu près rien. Sans doute, depuis 1870, une trouble légende des misère de Conlie et du << SACRIFICE >> final s’ est perpétuée parmi nos populations et surtout dans les classes cultivées. Mais quel crédit accorder à ces vagues traditions, nées des humbles vétérans de << l’ autre guerre >>, amalgamés à de lointaines réminiscences des relations, mémoires et rapports, des chefs et des politiciens ? ...

Ce qu'a surtout retenu la mémoire populaire, ce qui s'est, en quelque sorte, cristallisé en Bretagne dans l'esprit public, c'est l'infinie détresse physique et morale de nos Mobilisés, parqués, pendant les plus sombres mois d'un cruel hiver, sans armes, sans abris qui vaillent, et parfois sans pain, dans le cloaque de Conlie; — c 'est, au lieu d’ une solide formation régionale aux ordres d' un chef du pays, le scandale d' un immense troupeau sacrifié si la raison d' Etat; —c'est, au lieu d' une Armée de Bretagne autonome et redoutable, telle que l'avaient rêvée Keratry et ses partisans, un sombre grouillement de réprouvés, en proie aux pires calamités, voués a “ crever dans la boue ” d' un camp de concentration, en attendant la << boucherie >> du Mans, qui devait les << livrer >>, << meurtris, fourbus, variolés, gelés >>, et plus que jamais désarmés, au coup de grâce du canon prussien.

Ce qu'on a également retenu, c'est que le << sacrifice >> de ces malheureux avait été froidement prémédité par le tout-puissant << dictateur >> de Tours et par les gens de son entourage.

Mais ce qui, jusqu’ à présent, n'a pas encore été déterminé avec certitude, ce sont les dessous de cette lamentable histoire, ce sont les mobiles inavoués qui ont pu amener Gambetta a vouloir et a réaliser, comme un moindre mal, le << sacrifice >> de ces contingents, levés pourtant sur son ordre, << sacrifice >> que les chefs de cette armée-fantôme devaient dénoncer bientôt à l'opinion publique comme impie et << détestable >> en soi, voire << inutile et criminel. >>

On n' a pas seulement négligé de rechercher et de définir objectivement les motifs de méfiance du << Grand patriote >> ; il semble même qu'on se soit assez peu soucié, dans certains milieux et surtout dans le clan Keratry et dans les cercles autorisés et responsables où M. de la Borderie a puisé les éléments de son enquête, de voir préciser la nature exacte des préventions du Ministre à l'égard de l'Armée de Bretagne. On a visiblement préféré n' avoir point à lui fournir l' occasion de s' expliquer sur l'origine des suspicions qu'il avait pu concevoir et dont on s'est contenté de dénoncer les effets désastreux.

En fait, qu'est-ce donc que redoutait surtout Gambetta, à tort ou à raison, lorsqu'il refusait des armes à nos Mobilisés ?... Quelle menace entendait-il conjurer, lorsqu'il s'évertuait à abattre l'homme, devenu tout à coup inquiétant à ses yeux, qu'il avait mis à la tête d' une armée auxiliaire uniquement formée d'éléments bretons ?... Quel risque voulait-il épargner à son pays, lorsque, pendant les mois décisifs de la campagne, il immobilisait les légions de Keratry dans la plus stérile inaction ?... Quelles fins politiques poursuivait-il encore, lorsque, au lendemain de la bataille du Mans, il jetait sciemment l'opprobre sur le nom breton, stigmatisant les hommes de Conlie dans un télégramme officiel et s'ingéniant à les discréditer devant l'opinion française et même aux yeux de leurs propres compatriotes ?... Quels symptômes enfin avaient pu éveiller ainsi sa méfiance hostile, cette << imbécile méfiance du Tribun >> dont un éminent Académicien, notre regretté compatriote Charles Le Goffic, devait, un jour venant, faire si bon marché et qui, en définitive, pourrait bien n'avoir été que la conséquence logique et nécessaire d'une vigilance avertie et d'une patriotique clair voyance ?.

Voila les questions, d'un intérêt essentiel, que nous nous sommes posées et que nous avons cherché a résoudre en ces pages. Nous pensons avoir atteint notre but par une analyse rigoureuse des faits, des actes et des témoignages qui pouvaient concourir a la manifestation de la vérité.

Cette recherche et cette analyse, que nous avons poursuivies sans passion ni prévention, devaient nous amener à contrôler l' œuvre des divers historiens et mémorialistes de l'Armée de Bretagne et d'y constater d'assez nombreuses lacunes, pas mal d' incertitudes et même de trop fréquentes erreurs.

Nous n'en devons pas moins rendre, au seuil de ce livre, un particulier hommage à l' éminent historien breton, plus tard membre de l' Institut de France, qui, le premier, avec un zèle, un discernement et une conscience exemplaires, s' est appliqué à réunir, au lendemain de la guerre franco-allemande, les matériaux indispensables aux chercheurs de l'avenir et dont le clair et substantiel exposé fut, au début de nos propres investigations, le guide le plus sur et le plus précieux des repères. C'est d ' Arthur de la Borderie que nous voulons parler. Élu Député de Vitré à l'Assemblée Nationale en 1871, membre de la Commission d’Enquête sur les actes du Gouvernement de la Défense Nationale et chargé par cette Commission de préparer un rapport sur l'Armée de Bretagne et le Camp de Conlie, La Borderie nous a légué un très remarquable travail auquel on est tenu de se référer tout d'abord. Puisé aux meilleures sources d'information dont on disposât à l’ époque, le rapport du Député breton s'est nourri des dépositions officielles et des témoignages accessoires des principaux acteurs du drame; il a pu également faire appel aux archives de l' Administration militaire, en même temps qu'a celles du commandement de l'Armée de Bretagne. A son exposé des faits, vivant, rapide, attachant, émouvant même en maintes de ses pages, inspiré d'un constant tant souci d'exactitude et d'objectivité, est jointe une documentation justificative du plus haut intérêt, publiée aux Annexes de l'édition officielle.

Rédigé en 1872, complété ensuite sur certains points dans l’ édition commerciale parue en librairie en 1874, c'est au scrupuleux rapport de La Borderie qu' il faut reporter le mérite d' avoir fait connaître, au moins dans ses grandes lignes, cette malheureuse affaire de Conlie qui, au lendemain de <<l'Année Terrible >>, passionna si fort l’ opinion publique en France et surtout en Bretagne.
Pourtant, si l'on considère l'ensemble de son important travail, on remarque que le maître historien s'en est généralement tenu aux données principales des faits avérés et patents. Son ouvrage reste incomplet sur quelques points qu'il a seulement effleurés et sur d'autres qu’ il semble avoir laissés délibérément en dehors de son plan.

Sans doute lui a t-il manqué le recul du temps, qui lui eût permis de parfaire sa tâche en se libérant de certaines influences et aussi en bénéficiant des nouveaux apports de faits et de documents qui devaient par la suite être tirés de l’ ombre.

Ainsi, comme nous l'avons remarqué déjà, il s'en faut que tout ait été dit sur l'affaire de Conlie. Ni Keratry, dans sa déposition et dans son ouvrage complémentaire, ni La Borderie lui-même, n'ont paru désireux de toucher le fond de la question et de dégager nettement la psychologie de cette sombre histoire. On semble s'être gardé surtout d’ aborder franchement certaines hypothèses, les mieux susceptibles pourtant d' expliquer en quelque mesure << l' imbécile méfiance du Tribun >> et de justifier ses rigueurs. A la suite de l'échec d'ambitions inavouées, << que les circonstances avaient fait naître mais qu' elles n' avaient pas permis de réaliser >> , il ne convenait sans doute point que certaines personnalités se vîssent compromises et que le loyalisme breton pût être suspecté.

Après plus de soixante ans révolus, l'auteur de ces pages ne s'est point cru tenu aux mêmes ménagements que certains historiens de la première heure. Il a pensé pouvoir se permettre de scruter les faits de plus près, de sonder plus profondément les âmes. Tout en nous appliquant, en effet, à situer notre récit, d'une façon vivante et même attrayante, dans le cadre des événements politiques et militaires de l'époque, après avoir pris soin d'esquisser un tableau d'ensemble, succinct mais clair et précis, des faits généraux auxquels les Bretons ont été alors associés, tout en nous attachant incidemment à tirer de l'oubli les figures trop effacées déjà des principaux personnages à qui l'aventure de l'Armée de Bretagne a fourni l'occasion de jouer un rôle en vue, nous nous sommes efforcé, entrant dans le vif du sujet avec la conscience et la ténacité dont nous nous sommes fait une règle constante, de ne négliger aucune source utile et de tirer le meilleur parti, au profit de la vérité, de tous les éléments réunis par nos devanciers.

Outre le rapport de La Borderie, nous avons minutieusement compulsé les diverses relations publiées par les principaux témoins et acteurs des événements que nous avions à évoquer: les Keratry, les Jaÿ, les Gougeard, les Gestin, les Foucqueron, les Touchard, les Guilbaud et autres, sans oublier, bien entendu, l'étonnant ouvrage du Général Chanzy. Nous avons tenu compte aussi des travaux ultérieurs des historiens et critiques militaires les plus qualifiés de la guerre franco-allemande, au nombre desquels il convient de mentionner d' abord l'excellente monographie que le Lieutenant Alwrod a consacrée à la Bataille du Mans,

Les témoignages des différents auteurs que nous avons cités en ces pages, sans jamais oublier d'indiquer nos sources, ont été préalablement contrôlés et confrontés, ce qui nous a permis de remédier aux lacunes des uns et de rectifier au passage les inexactitudes des autres. C'est dire assez que nous avons tenu à nous entourer dans cette étude, la plus < <poussée >> qu' on ait publiée à ce jour sur la troublante affaire de Conlie, des références les plus sûres et les plus étendues et des plus sérieuses garanties.

Il nous a été donné enfin de faire état de papiers inédits et de renseignements oraux qu'ont bien voulu nous communiquer les familles des anciens chefs de l' Armée de Bretagne, et aussi de quelques documents dignes d'attention, restés ignorés de nos devanciers et qui projettent sur les faits une lumière nouvelle : telles les singulières confidences recueillies par le P. de Geslin de Kersolon de la bouche de son ancien professeur de la Faculté de Droit, M. Bidard de la Noë, Maire de Rennes en 1870, et qui, publiées seulement après la mort de ce dernier, nous révèlent, chez l'élite bretonne, un état d'esprit assez répandu pendant la guerre, tant en Bretagne qu'au Camp de Conlie, et assez inquiétant pour que le gouvernement responsable ait pu s'en émouvoir à juste titre.

Cet état d'esprit, auquel les principaux intéressés se sont prudemment gardés de faire allusion au cours de l’ enquête, peu soucieux de se voir soupçonnés d'en avoir favorisé et encouragé les manifestations, nous n'avions point le droit d'en négliger l’ analyse, précisément parce qu'un tel facteur, dans des circonstances aussi critiques, explique et justifie, d'un certain point de vue, l' attitude de Gambetta.

Aussi nous nous sommes fait un devoir de ne rien laisser dans l'ombre et de présenter objectivement les résultats intégraux de nos recherches. Nous les soumettons à l’ appréciation de nos contemporains qui, moins encore que la précédente génération, n'ont sans doute jamais soupçonné, pour la plupart, la nature et la gravité du drame qui s'est joué à Conlie et à Rennes, autour de l'Armée de Bretagne.

Camille Le MERCIER d'ERM
le drame de Conlie et du Mans
( 1870-1871 )


A lire sur " l'affaire de Conlie "

- L'Armée de Bretagne, par un volontaire aux Editions Le Chevalier (1874)

- Le camp de Conlie et l'Armée de Bretagne, par Arthur de la Borderie aux Editions Plon (1874)

- Souvenirs de l'Armée de Bretagne (1870-1871), par le docteur Robert Gestin aux Editions Le Borgne (1909)