Le Barzaz Breiz

Fruit d'un collectage minutieux, le Barzaz Breiz est incontestablement à l'origine de la renaissance littéraire de la Bretagne.Voici la " Préface " de l'édition définitive de 1867 du Barzaz Breiz de Théodore Hersart de La Villemarquée .

Un sentiment que je n'ai pas besoin d'exprimer m'inspira l'idée de ce livre où mon pays s'est peint lui-même et qui l'a fait aimer. En le réimprimant, peut-être pour la dernière fois, sans cesser d' être sous le charme des premiers jours, je le dédie à celle qui le commença, bien longtemps avant ma naissance, qui en enchanta mon enfance, qui fut pour moi une de ces bonnes fées que la légende place auprès des berceaux heureux.

Ma mère, - qu'on pardonne ces redites à la piété d'un fils, - ma mère, qui était aussi celle des malheureux, avait rendu la santé à une pauvre chanteuse ambulante de la paroisse de Melgven. Emue par les regrets de la pauvre femme, qui ne savait comment la remercier, n'ayant rien à lui offrir que des chansons, elle la pria de lui en dire une, et fut si frappée du caractère original de la poésie bretonne, qu'elle ambitionna depuis et obtint souvent ce touchant tribut du malheur.

Plus tard elle le sollicita, mais ce n'était plus pour elle- même. Telle a été l'origine en quelque sorte domestique, j'oserais dire presque pieuse, de la présente collection dont j'ai trouvé les plus belles pièces écrites vers les premières années du siècle sur des feuilles du cahier de recettes où ma mère puisait sa science médicale.

Pour rendre le recueil à la fois plus complet et digne d'un intérêt vraiment littéraire et philosophique, aucun soin n'a été épargné. J'ai parcouru en tout sens, pendant bien des années, les parties de la Basse-Bretagne les plus riches en vieux souvenirs, passant de Cornouaille en Léon, de Tréguier en Goélo et en Vannes, assistant aux assemblées populaires comme aux réunions privées, aux pardons, aux foires, aux noces, aux grandes journées agricoles, aux fêtes du lin ou liniéries, aux veillées, aux fileries ; recherchant de préférence les mendiants, les pillaouer ou chiffonniers ambulants, les tisserands, les meuniers, les tailleurs, les sabotiers, toute la population nomade et chanteuse du pays ; interrogeant les vieilles femmes, les nourrices, les jeunes filles et les vieillards, surtout ceux des montagnes, qui avaient fait partie des bandes armées du dernier siècle, et dont la mémoire, quand elle consent à s'ouvrir, est le répertoire national le plus riche qu'on puisse consulter. Les enfants même, dans leurs jeux, m'ont quelquefois révélé des trésors. Le degré d'intelligence de ces personnes variait souvent, mais ce que je puis affirmer, c'est qu'aucune d'elles ne savait lire, et que par conséquent pas une de leurs chansons n'avait pu être empruntée à des livres.

Celles que j'ai puisées dans le portefeuille des érudits bretons, qui m'ont libéralement permis de compléter mes recherches au moyen des leurs, n'étaient pas moins purement orales, comme j'en ai acquis la preuve aux lieux mêmes où on les chante.

Dans la masse des matériaux ainsi obtenus, et qui feraient bien des volumes, les uns étaient remarquables au point de vue de la mythologie, de l'histoire, des vieilles croyances ou des anciennes moeurs domestiques ou nationales ; d'autres n'avaient qu'une valeur poétique ; quelques-uns n'en offraient sous aucun rapport. J'ai donc été forcé de choisir, mais je n'ai pas craint d'être trop sévère et de me restreindre extrêmement, me rappelant l'avis d'un maître, que la discrétion, le choix, sont le secret de l' agrément en littérature.

Pour avoir des textes aussi complets et aussi corrects que possible, je me les suis fait répéter souvent par différentes personnes et en différents lieux.

Les versions les plus détaillées ont toujours fixé mon choix ; car la pauvreté ne me semble pas le caractère des chants populaires originaux ; je crois, au contraire, qu'ils sont riches et ornés dans le principe, et que le temps seul les dépouille. L'expérience prouve qu'on n'en saurait trop recueillir de versions. Tel morceau qui paraît complet au premier abord est tronqué reconnu lorsqu'on l'a entendu chanter plusieurs fois, ou présente des altérations évidentes de style et de rythme dont on ne s'était pas douté. Les versions d'un même chant s'éclairant l'une par l'autre l'éditeur n'a donc rien à corriger, rien à suppléer, et doit suivre avec une rigoureuse exactitude la plus répandue. La seule licence qu'il puisse se permettre est de substituer à certaines expressions vicieuses, à certaines strophes moins poétiques, les stances, les vers ou les mots correspondants des autres leçons. Telle a été la méthode de Walter Scott : je ne pouvais suivre un meilleur guide.

Le classement que j'ai adopté pour les textes n'est autre que celui des chanteurs eux-mêmes : ils ne connaissent plus guère que trois espèces de cantilènes : des chants mythologiques, héroïques, historiques, et des ballades, qu'ils appellent généralement du nom de gwers, et dont ils qualifiaient autrefois quelques-uns de lais ; des chants de fête et d'amour qu'ils nomment quelquefois kentel et le plus souvent sôn ou zôn ; enfin des légendes et des chants religieux.

Les pièces de chaque catégorie ont été rangées les unes par ordre d'idées, les autres par ordre chronologique. Si elles contenaient un plus grand nombre d'idées et de souvenirs du passé, elles justifieraient le titre du recueil, qui serait véritablement alors le Barzaz Breiz, ou l'Histoire poétique de la Bretagne.

L'histoire, dis-je, car ce qui frappe le plus dans cette suite de morceaux épisodiques, sans lien apparent, oeuvre de plusieurs milliers de poètes rustiques inconnus les uns aux autres et même séparés par les siècles, c'est le caractère commun, c'est le sentiment patriotique, c'est le drame merveilleux qui résulte de tant de scènes diverses, c'est l'expression énergique et fidèle d'une nationalité vivace que, la France a eu tant de peine à absorber. On sent battre là le coeur d'une noble race ; les poètes nationaux lui ont donné une voix ; ils se sont faits l'organe des passions de tous ; l'opinion s'est incarnée en eux ; ils ont chanté jour par jour les faits et gestes de leur pays avec l'accent du patriote et l'émotion du témoin oculaire. Voilà l'histoire vivante dont ma mère a écrit les premières pages sous la dictée d'un contemporain de quinze siècles.

Sans aucun doute cette histoire s'est plus d'une fois transfigurée ; aussi l'ai je appelée poétique. Mais combien de détails intimes, de particularités de moeurs qui échappent aux historiens, la poésie bretonne a sauvés ! comme sa naïveté est instructive ! Je ne fais que répéter ce que vingt critiques ont écrit ; pour les plus indifférents au côté patriotique, c'est le fond même des chants bretons qui a paru plein d'intérêt ; ce sont les croyances et les sentiments qui ont charmé par leur énergie ou leur grâce ; ce sont les coutumes, les usages du pays, décrits avec une vigueur si précise ; c'est l'originalité,c'est l'infinie délicatesse, caractère même de la race, qu'on a signalé comme admirable, comme éclatant mieux là que partout ailleurs.

Il ne s'agit donc pas ici d'un intérêt purement local, mais bien d'un intérêt français ; car l'histoire de la Bretagne a toujours été mêlée à celle de la France, et la France est aussi celtique par le coeur que l'Armorique est française aujourd'hui sous le drapeau commun. Ne puis-je pas dire après Fauriel, Jacob Grimm et Ferdinand Wolf, qu'il s'agit d'un intérêt encore plus général ? L'accueil fait au Romancero breton dans toute l'Europe ne l'a-t-il pas prouvé ?

Un mot sur cette nouvelle édition, à laquelle donne lieu l'accueil sympathique dont je parle.

Elle diffère en quelques points des précédentes.

Quoique resserrées dans un seul volume, on y trouve, outre plusieurs couplets et refrains complémentaires, cinq nouvelles pièces, dont quatre d'une inspiration très primitive, et la cinquième toute moderne, mais bien touchante. Je les ai recueillies, avec beaucoup d'autres, sans me déplacer, de la bouche des femmes de l'Arèz, qui descendent tous les hivers dans la vallée pour chercher du chanvre à filer. Leur mémoire est une source intarissable qui alimente les veillées des montagnes, et elles commencent toujours par payer en chansons, aux gens qu'elles visitent, le don qu'ils ne leur faire. Quantité de complaintes viennent, grâce à elles, jusqu'à moi tous les ans ; je n'ai pu entendre celle qui forme l'appendice de ce recueil sans avoir les yeux mouillés.

Une traduction soigneusement revue et qui serre le texte de très près, est placée cette fois, non en regard, mais au-dessus du breton, comme dans les éditions classiques. Je n'ai pas cru manquer de respect à ma langue maternelle en la traitant comme on traite celle de Virgile. Une vraie faute eût été d'en atténuer les trivialités dans une traduction d' une élégance menteuse. Mais aucun philologue n'ignore que si l'idiome breton est rustique, il n'est jamais grossier : on sent qu'il a passé par la bouche des mères.

Le commentaire dont chaque chanson est suivie offrait encore plus de difficultés que la traduction. Je me suis efforcé de le rendre digne d'une critique sérieuse et éclairée. J'ose espérer que les personnes vraiment versées dans l'histoire des idées et des faits chez les Bretons ne trouveront pas trop souvent la mémoire populaire de nos poètes en désaccord avec cette histoire, et ne se refuseront pas à reconnaître avec moi la vraisemblance de certains rapports historiques qu'un scepticisme outré a pu seul repousser. En tout cas, je n'ai cherché que la vérité. Quand on sait combien elle est belle,commode même a dit l'illustre historien du Consulat et de l'Empire, car elle explique tout, on ne veut, on n'aime, on ne poursuit qu'elle, ou du moins ce qu'on prend pour elle.

Le même sentiment et le désir de répondre à des observations aussi courtoises que fondées, m'ont conduit à modifier quelques assertions un peu exagérées de l'introduction. J'ai voulu la mettre au niveau des progrès que la philologie et la poésie comparées ont faits depuis plusieurs années. Aller plus loin eût été courir le risque de tomber dans des hypothèses qui n'ont rien de scientifique.

Pour satisfaire un dernier voeu, j'ai complété par toutes les mélodies bretonnes originales, dont j'avais publié seulement quelques-unes, les paroles des pièces de cette collection. Si l'air ne fait pas la chanson, quoi que dise le proverbe, il a son importance et les paroles ne sont qu'une des parties de toute chanson. Selon le conseil de mon savant confrère, M. Vincent, chaque air a été écrit tel qu'il a été entendu, sans aucun changement et sans accompagnements comme l'ont fait MM. Moriz Hartmann et Ludwig Pfau à la fin de leur traduction en vers allemands de mon recueil. Les personnes qui regretteraient les accompagnements des éditions précédentes en trouveront de très convenables à choisir, soit dans les traductions de MM. Adalbert Keller et de Seckendorff, soit dans celle de M. Tom Taylor, où ils admireront en même temps de beaux vers anglais calqués sur les paroles bretonnes.

Théodore Hersart de La Villemarqué

Les trois dates du Barzaz Breiz

- Première édition de 1838 ( 33 gwerzes, 5 kanaouenn, 16 sônes )

- Deuxième édition de 1845 ( 63 gwerzes, 6 kanaouenn, 17 chants d'amour )

- Edition définitive de 1867 ( 65 gwerzes, 7 kanaouenn, 18 chants de fête et d'amour )

Le Barzaz Breiz, trésor de la littérature orale de la Bretagne.

Aux éditions Coop Breizh, 1997, 58 FF.