La Révolution française et l'ordre symbolique

La nation révolutionnaire une et indivisible

les révolutionnaires transfèrent dans la Nation l'espace du pouvoir jusque-là incarné dans le Roi. L'absolu condensé dans le corps du Roi, oint de Dieu, s'investit dans le corps des représentants de la Nation réunis en assemblée " une et indivisible ". La Nation devient l'absolu, source de tout pouvoir. Postulée comme entité méta-politique elle se substitue à Dieu : en elle se maintient, mais de façon occulte, l'ordre du sacré.

L'abbé Sieyès fut le grand énonciateur, le prophète de la Nation absolutisée. " La nation existe avant tout, elle est l'origine de tout " (dans Qu'est-ce que le Tiers-Etat ?). Dès lors s'insère dans la logique du discours révolutionnaire la référence implicite à la Nation sacralisée. Cette totalité nouvelle exige une révolution culturelle, une recomposition de l'espace et du temps. Les révolutionnaires veulent effacer tout souvenir d'histoire. " Tout doit être nouveau en France, nous ne voulons dater que d'aujourd'hui " déclare Barère. La Constituante redécoupe l'espace en départements, la Convention invente un nouveau calendrier.

Mais la Nation, héritant des attributs du Roi, inscrit dans le jeu politique le manichéisme totalitaire : quiconque combat le pouvoir révolutionnaire en place combat la Nation incarnée dans la République, elle aussi " une et indivisible ". La Terreur est justifiée qui élimine les ennemis de la République. Contrairement à la société anglaise qui reconnaît une double source au pouvoir (la monarchie, la société civile), la Révolution française en se " jacobinisant " récuse tout contre-poids émanant d'ailleurs que du Centre du pouvoir. La Convention, puis en son sein la faction triomphante, puis Robespierre seul contre les autres, détiennent la " Vérité ". Cela enclenche l'engrenage des exclusions mortelles et l'éradication de tout " fédéralisme ".

Parallèlement l'image de la France se spatialise comme un tout aux frontières naturelles, préfiguré par l'ancienne Gaule. " Le système fédératif serait l'arrêt de mort de la République française ", écrit l'abbé Grégoire dans son rapport sur l'incorporation de la Savoie à la France le 27 novembre 1792. C'est le même abbé Grégoire qui inspire l'enquête sur les " patois de France ", tandis qu'un conventionnel député des Hautes-Pyrénées, Barère de Vieuzac s'exclame : " Citoyens, vous détestez le fédéralisme politique, abjurez celui du langage. La langue doit être une comme la République".

Une histoire de la nation. L'inculcation républicaine

Au long du XIXe siècle qui oppose le Rouge et le Noir, le passé est reconstruit à partir du postulat de la Nation sans commencement. Les histoires libérales relaient les abrégés royalistes mais maintiennent la pseudo-continuité des " trois dynasties ", les trois " races " (Mérovingiens, Carolingiens, Capétiens), posée par l'histoire royaliste depuis les Grandes Chroniques de France du XIIIème siècle. Augustin Thierry voit dans les Capétiens les restaurateurs de la souveraineté d'une race " indigène " dominée un temps par les " tudesques ". Pour Michelet, la France est l'oeuvre du Peuple dont l'unité spirituelle en latence se révèle en Jeanne d'Arc et dans la Fête de la Fédération. Pour lui aussi la domination carolingienne est le fait des " Allemands ". Michelet, comme Augustin Thierry construisent un schéma historique dans lequel la France n'a pas de commencement.

Parallèlement Amédée Thierry (le frère d'Augustin) puis Henri Martin consacrent les Gaulois comme ancêtres originels des Français. Fils d'une nation sans commencement, les Français sont désormais pourvus d'aïeuls immémoriels. La commune origine gauloise donne à la nation une et indivisible son homogénéité raciale (la " race " est un concept flou mais très utilisé au XIXème siècle) et sa cohérence culturelle.

Dûment installée au début des années 1880, la troisième République, enracinée dans la mémoire de la Révolution, dispose d'un outillage idéologique et historiographique qui va lui permettre de " nationaliser " les petits paysans de Bretagne, du Pays basque, de l'Occitanie, de la Corse, des Antilles... Dans l'école républicaine se met en place tout un dispositif destiné à permettre l'unification linguistique autour du français, langue des élites sociales et intellectuelles, et à inculquer, avec les ancêtres gaulois et Vercingétorix, le patriotisme d'une France au-dessus de tout soupçon, la France- messie de Michelet, la nation une, indivisible et sans commencement.

Le rôle de l'enseignement de l'histoire à l'école primaire apparaît comme capital pour la création d'un nouvel imaginaire collectif autour d'un schéma du passé dont l'objectif est la légitimation des conquêtes et annexions qui ont " fait la France " à travers une histoire célébration du pouvoir. Ce schéma modélisé pour des décennies par le " Petit Lavisse " ignore dans sa logique la spécificité et le passé des pays annexés. C'est une histoire de la nation une et indivisible symbolisée par un Panthéon de grands personnages qui incarnent le passé de l'Etat-nation.

Point de place, dans ce schéma pour Nominoë, pour la résistance de la duchesse Anne face à Charles VIII, ou pour la révolte des Bonnets Rouges...

Pour plus de détails sur la construction historiographique qui est le socle de l'histoire républicaine et sur d'autres points, je me permets de renvoyer à mon livre.

Suzanne Citron

Suzanne citron, agrégée d'histoire-géographie, a été professeur de lycée, puis maître de conférence à l'Université Paris XIII.

Dalc'homp Soñj N°24 (avec l'aimable autorisation des éditions Dalc'homp Soñj)

Le mythe national. L'histoire de France en question. Ed. Ouvrières, EDI.1987.

Suzanne Citron confronte cette image avec la réalité de faits qui la contredisent. Elle démonte la logique d'une histoire qui, confondant l'Etat et la " nation ", occulte le passé des peuples vaincus ou colonisés, minimise ou ignore les fautes ou les crimes du pouvoir. Ce livre montre, d'autre part, comment notre historiographie nationale a été " fabriquée ". Les Grandes Chroniques de France rédigées par les moines de Saint-Denis en sont l'assise. Grands manipulateurs du passé au service des Capétiens usurpateurs des Carolingiens, les moines les présentèrent comme les héritiers " légitimes " de Charlemagne et de Clovis. Au XIXème siècle, les historiens libéraux et républicains revêtirent la nation " sans commencement " de l'abbé Sieyès de la tunique des trois dynasties. Le mythe de l'origine gauloise, en amont, donnait à la nation l'homogénéité ethnique et culturelle qui lui faisait défaut : la France du XIXème siècle était encore largement multilingue et sa complexité culturelle était accrue par les premiers grands flux d'immigration. L'avenir ne se construiras pas sur un imaginaire historique obsolète et truqué. Nous avons, comme d'autres peuples, besoin d'un grand débat sur la réinterprétation du passé.